Les villes dans lesquelles j’ai vécu m’ont offert la possibilité de réfléchir sur l’espace urbain, spécialement si elles avaient été narrées par des écrivains que j’aime. Les romans de Daniel Pennac, auxquels j’ai consacré mon mémoire de maîtrise, m’ont donné la première occasion pour visiter des lieux de Paris que je ne connaissais pas. Cette recherche a abouti à Belleville: la Parigi di Daniel Pennac écrit en collaboration avec Anusca Ferrari.

Ce guide littéraire (disponible uniquement en italien) propose des itinéraires pour partir à la recherche de ses personnages avant de se concentrer sur le quartier de Belleville. Ce quartier de la capitale française a une histoire singulière dont on trouve souvent les traces dans les vicissitudes de la tribu Malaussène que Pennac a racontées dans sa saga. Le lecteur qui voudra suivre les indications de cet ouvrage devra se servir de son attention, aussi bien que de sa fantaisie, pour saisir les drames et l’ironie de ce quartier. Pour Pennac, la ville est un prétexte à l’écriture et à la création, un lieu d’inventions, une source de romanesque. L’auteur parvient ainsi à déjouer la capacité des lecteurs contemporains de reconnaître le mythe en leur permettant de s'abandonner à la jouissance de l'intrigue. Les images de Paris et de Belleville sont ainsi réactualisées. La découverte d’une intersection possible entre le monde urbain et le monde littéraire m’a été utile pour lire les romans comme des villes textuelles et les lieux réels comme des points de départ pour une série de variations littéraires. En tout cas, il a été intéressant de parcourir à rebours le chemin du romancier. Anusca et moi, nous avons mû de la narration du lieu pour arriver aux lieux des narrations où s’inscrit la trace de vicissitudes urbaines inimaginables. Celles-ci sont souvent tellement invraisemblables, que quand le romans les révèlent, les lecteurs les considèrent comme un fruit de la fantaisie de l’écrivain.

Mon séjour en Martinique, si important d’un point de vue humain, m'a aussi menée à approfondir l’étude du rapport entre urbanisme et littérature. Fort-de-France a été une découverte perpétuelle pour une lectrice compulsive comme moi. Où que j’aille, j’avais l’impression d’entrer dans un roman. Les jardins publics de Fort-de-France, la Savane, étaient pour moi le lieu de la mort de Solibo Magnifique, un des personnages de Chamoiseau. La bibliothèque Schœlcher me rappelait des descriptions austères, et la crainte révérencielle qu’elle suscite chez les personnages de Confiant. Quant à l’ancienne mairie, j’étais émue de savoir qu’Aimé Césaire y recevait toujours les visites des étudiants et des intellectuels. Pour moi Césaire était un personnage abstrait, le poète par excellence! Alors qu'il était là, en chair et en os, dans l’ancienne mairie, où il m'a brièvement reçue aussi. Le banlieues de Fort-de-France qui, comme partout, ont un aspect vaguement inhumain et impersonnel, ont aussi constitué une étape importante de mes pérégrinations. Le Morne Pichevin, dont l’aspect actuel conserve très peu du quartier sordide et mystérieux qu’évoquent les romans de Confiant, conserve encore quelques vestiges des années (50 et 60) qui l’ont rendu célèbre. Puisqu’on me l’avait déconseillé, je suis allée aussi à Texaco, la célèbre bidonville qui a inspiré le roman de Chamoiseau. Je ne me suis jamais sentie en danger: la restructuration était presque en train de le transformer en un quartier résidentiel qui, à l’instar de beaucoup d’autres banlieues, ne devient dangereux que la nuit.
Les rapports entre ces lieux et les narrations qu’ils avaient inspirées, le constat d’une sensibilité urbaine et architectonique tout à fait différente de celle que je connaissais, m’ont décidée à projeter un autre guide littéraire à partir de mes notes de voyage.
Fort-de-France o la città invisibile (disponible uniquement en italien) invite à découvrir la Martinique avec deux romanciers: Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant. À partir de leurs romans traduits en italien, des endroits du quotidien foyalais sont évoqués avant tout comme lieux littéraires. Des jardins publics, le lecteur se retrouve ensuite dans l’«En-ville» et constate la dégradation des marchés et des rues commerciales, si importantes pour les romanciers. Les quartiers malfamés ont inspiré autant de romans, mais que représentent ces lieux en dehors de la fiction? Dans cette quête géopoétique, j'ai fini par m’égarer entre une ville réelle et son double imaginaire. Mon hypothèse est que certains des caractères propres de Fort-de-France constituent un héritage des logiques de la plantation (de l’habitation, pour être précis). Notamment, le flottement onomastique de la capitale martiniquaise semble correspondre à la pratique du « nom secret ».
Modena aussi, la ville où j'ai passé la plus grande partie de ma vie, m'a inspiré un projet que j'ai présenté à la
Casa delle culture qui l'a soutenu et financé avec la Cassa di Risparmio di Modena.
Modena extra… ordinaria, est un livre d'entretiens enrichi des photos de mon ami Enrico Bertani. La ville y est décrite par nos concitoyens étrangers ou d'origine étrangère, des personnes d'ages différents et venant de parcours disparates. Leurs points communs sont la résidence à Modena et l'expérience de vie d'au moins deux pays différents. Ce projet m'a permis d'expérimenter un accueil extra... ordinaire de la part des personnes interviewées, qui se sont pretées au jeu avec une grande disponibilité.
En somme, le(s) lieu(x), surtout les villes, ont toujours été, pour moi, un lieu de fascination et de rencontres.